Frontex : le sénat s’enferme dans une logique sécuritaire désastreuse

Le 8 février, je suis intervenu au Sénat pour dire mon opposition à la proposition de résolution votée par le Sénat sur l’agence Frontex. Voici mon discours en vidéo, ainsi qu’un article détaillant ma position.

Je voudrais commencer cet article par une histoire. Elle débute vers fin 2015, quand des milliers d’exilés tentent de fuir la guerre au Moyen-Orient, par tous les moyens. Leur arrivée dans l’Union européenne s’accélère, les journaux parlent d’une “crise migratoire sans précédent”.  En France, le bois du Basroch, près du centre-ville de Grande-Synthe, se transforme en gigantesque bidonville. Ce bois abritait depuis des années quelques dizaines d’exilés en transit vers l’Angleterre. Fin 2015, ce sont près de 3 000 personnes qui y sont piégées. Des Kurdes irakiens, pour la plupart. En quelques semaines, ce bois devient le symbole de l’indignité subie par les centaines de milliers de personnes cherchant refuge en Europe. L’hiver avance ; la situation empire. Il fait très froid, les exilé-es vivent dans la boue, les conditions sanitaires sont intolérables.

Craignant que la situation ne devienne incontrôlable, le maire de  Grande-Synthe décide d’ouvrir un camp aux normes internationales pour ces réfugiés, avec le concours de  Médecins sans Frontières.  Il écrit trois courriers à Manuel Valls, sans réponse. Il rencontre Bernard Cazeneuve, qui ne dit ni oui ni non. La préfecture délivre un avis défavorable, sans aller jusqu’à interdire le projet. Le maire tient bon et le camp ouvre le 7 mars 2016. A Grande-Synthe, les élus de droite, souverainistes ou proches du FN, s’insurgent. L’opposition divers gauche soutient le projet et réclame un financement de l’Etat. Les Grand-Synthois, eux, ne protestent pas. Ni pétition, ni manifestation. Cet apaisement surprend : on est à 30 kilomètres des embrasements de Calais, dans une ville où 24 % des habitants sont au chômage, et un tiers vivent sous le seuil de pauvreté.

Les initiatives écologiques et sociales se succèdent dans ce camp. Elles sont parfois surprenantes, comme ces chevaux qui sillonnent la ville, tirant une carriole avec du matériel de travaux, des troncs d’arbres ou des déchets. Une cinquantaine d’emplois sont créés. Trois mois plus tard, l’Etat, mis devant le fait accompli, accepte d’en assumer la gestion et le financement. « Ce n’était pas compliqué de les accueillir», disait le maire. Ce qui s’est joué, c’est bien la réussite d’un élu local qui, par sa constance et sa détermination, a fait plier l’Etat sur un sujet à haute tension : l’accueil des exilé·es.

Cette histoire, c’est celle de Damien Carême, ancien maire de Grande-Synthe, commune française de 22 522 habitants, et aujourd’hui député européen écologiste. Depuis 2016, force est de constater que la politique migratoire de la France et plus largement de l’UE n’ont pas connu les grandes mutations espérées.  Pourtant, au cours des six mois de présidence française du Conseil, le gouvernement avait comme objectif de rendre l’Europe “plus humaine”. Mais entre les slogans et les actes, on constate toujours le même fossé. Certes, l’Union, ses États et ses citoyens ont fait preuve d’une générosité et d’une solidarité sans faille pour accueillir les Ukrainiennes et les Ukrainiens. Mais dans le même temps, la France plaidait au sein du Conseil pour le renforcement du contrôle des personnes aux frontières de l’Union à  travers le règlement sur le filtrage et une surveillance accrue par le renforcement de la base de données biométriques Eurodac. La solidarité, contrairement à la répression, n’a fait l’objet que d’une déclaration non contraignante.

Mes collègues eurodéputés ont observé au niveau européen une continuité de la ligne suivie tout au long du précédent quinquennat : celle de la loi « asile et immigration » de 2018, brutale. La guerre en Ukraine, quant à elle, a révélé une hospitalité à deux vitesses. Conditionnelle. Elle a démontré qu’il est possible d’accueillir des millions d’exilé·es  avec dignité, les textes le permettent, dès lors qu’une volonté politique est présente. C’est la première fois que cette directive protection temporaire datant de 2001 était activée ! Aux autres, irakiens, afghans, syriens, est affublé le terme de “migrant” plutôt que celui de  “réfugié”. Pour eux, c’est la criminalisation de leur parcours migratoire et de ceux et celles qui les aident.

Lorsqu’un exilé qui tente la traversée entre la Turquie et la Grèce décide de prendre la barre d’une embarcation précaire sur laquelle se pressent des dizaines de personnes et qui s’apprête à chavirer, il est poursuivi en justice en Grèce pour trafic illégal d’êtres humains. Alors qu’il a sauvé des vies. C’est ça, la criminalisation de la migration.  Lorsque des hommes et des femmes courageux décident d’aider des personnes exilées vivant dans des conditions inhumaines, l’État les harcèle juridiquement, financièrement et administrativement. Alors qu’ils et elles font preuve d’humanité en les accueillant. C’est ça, la criminalisation de la solidarité.  Mimmo Lucano est un exemple frappant de ces pratiques scandaleuses. Alors qu’il a fait le choix d’accueillir dignement des exilés du monde entier dans le petit village de Calabre dont il était maire, il risque jusqu’à  13 ans de prison.  On assiste à une augmentation alarmante des cas de criminalisation de la solidarité dans les États membres. Cette criminalisation touche aussi bien les solidaires que les chercheurs et chercheuses de refuge. Elle est documentée dans une étude réalisée pour le groupe des Verts/ALE au Parlement européen[1].

Interrogeons-nous sur les causes profondes des flux migratoires plutôt que de militariser et sécuriser  nos frontières et regardons la situation en face :  87 % des migrations dans le monde se font dans le pays voisin de celui qu’on a  fui / d’où on a fui (chiffres de l’Office international des migrations). Seule une infime partie de ces personnes demande à être accueillie dans l’Union européenne. Mais depuis des années, l’UE a traité les questions migratoires principalement par une surenchère sécuritaire. C’est une défaite totale. Pire, une défaite morale. Et, sommet de l’indignation: certains irresponsables politiques accusent aujourd’hui les ONG qui effectuent le sauvetage en mer, parce que nous ne sommes pas capables de l’organiser, de complicité avec les passeurs. Cessons de criminaliser l’action des ONG, des bénévoles. Comme dans les périodes les plus funestes de notre histoire, on cherche à intimider et à harceler des citoyens altruistes et courageux. Pourtant, les humanitaires ne font que combler l’inaction des États membres.

Il est temps de se ressaisir et de proposer un Pacte sur la migration et l’asile à la hauteur de l’exigence humanitaire. Quelle honte de constater combien toutes ces valeurs fondatrices et le droit européen sont bafoués aujourd’hui. Des femmes, des enfants, des hommes meurent à nos frontières chaque jour, sans sembler émouvoir le moins du monde les dirigeants européens.  Personne ne peut dire qu’il ne sait pas.  Sans parler uniquement des pertes humaines, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (FRONTEX)  met également en péril la bonne conduite des opérations de sauvetage et de secours en mer par les navires , affrétés par des ONG et dont les débarquements en lieu sûr, sur le sol européen sont refusés par les Etats côtiers. Des situations humanitaires intenables en sont le résultat (Ocean Viking en 2022, Aquarius en 2018…). Même lorsqu’ils et elles sont débarquées sur le sol européens, les exilé·es voient leur droits les plus fondamentaux bafoués : entrave à l’accès effectif aux procédures d’asile, au conseil et à l’assistance juridique, privation de liberté, absence de contradictoire dans la conduite des procédures. Comme le demandent mes collègues au Parlement européen, les 900 millions d’argent public investis dans Frontex, agence répressive qui transgresse le droit international et européen, devraient servir à financer une politique d’accueil et de contrôle équilibrée. À grand budget, grandes responsabilités : en plus de mener urgemment les réformes structurelles réclamées par le Parlement européen dans ses rapports de décharge de 2019 et 2020, et de remédier aux dysfonctionnements graves de l’agence, y compris son implication dans des cas de violations des droits humains, tels que révélés par les enquêtes de l’OLAF,

Frontex doit agir avec plus de transparence et cesser de mépriser les demandes légitimes formulées par les eurodéputés.

La solidarité et le partage équitable des responsabilités entre EM devrait être au cœur des politiques européennes.Le règlement Dublin a montré son inefficacité et ses limites : ce règlement fait injustement peser la charge de la responsabilité de l’accueil et de la protection des exilé·es à quelques EM, dits de première entrée. Résultat : partout, aux frontières de l’UE, la dignité humaine est piétinée  Ce qui se passe aux frontières de l’Union est la négation totale de la dignité humaine et cela se passe avec la complicité de Frontex. Mais je ne décèle pas, dans cette résolution, de volonté de mettre un terme à cette logique . Je vois surtout un vocabulaire tiré d’un champ lexical militaire “sécurité européenne fragilisée” , “menaces”, “anticipation des risques”, “criminalité”. On y parle de “potentielles irrégularités et manquements dans la gestion interne” de Frontex. C’est un euphémisme, d’importants dysfonctionnements ayant été dénoncés à la fois par les ONGs, journalistes, l’OLAF et le Parlement européen.

Les eurodéputé·es écologistes n’ont cessé de dénoncer les agissements illégaux et inhumains de Frontex dont ils contestent par ailleurs l’existence même. Ils ont notamment relayé sans relâche les rapports et les enquêtes qui révélaient l’implication de l’agence dans des refoulements illégaux de chercheurs de refuge en Méditerranée et réclamé pendant 2 ans  la destitution de Fabrice Leggeri, alors son directeur. Via cette résolution, nous aurions nous aussi pu envoyer un signal politique fort, comme le PE. En refusant de voter la décharge budgétaire, des eurodéputés de tous bords ont manifesté leur désaccord avec les agissements de Frontex et exigé une rupture dans la culture interne de l’agence.  Le rapport de la commission du contrôle budgétaire a aussi dénoncé « l’ampleur des fautes graves » commises sous Fabrice Leggeri. L’adoption de cette résolution en l’état, c’est la preuve que nous, sénateurs, avons bien moins de courage que nos collègues eurodéputés.

Dans cette proposition de résolution, la garantie du respect des droits humains apparaît toujours à la fin d’une phrase ou est minorée d’un “mais”, comme s’il s’agissait d’un détail, alors que nous parlons de 48 647 morts aux frontières de l’UE depuis 1993. Ce bilan n’est mentionné nulle part dans la résolution. Si cette résolution omet de mentionner les migrant-es noyés dans la Méditerranée, elle n’oublie pas de mentionner «le décès d’un garde frontière bulgare le 7 novembre dernier». C’est un parti pris.

C’est également un parti pris de rappeler à plusieurs reprises dans le texte que la mission de Frontex n’est pas d’être un organisme de surveillance des droits fondamentaux aux frontières extérieures, ainsi que d’exiger des conditions de recrutement et d’évaluation particulièrement strictes pour l’unique futur officier aux droits fondamentaux. À l’inverse, aucune évaluation extérieure ni obligation de formation spécifique sur le respect des  droits humains fondamentaux  n’est exigée pour le futur directeur exécutif, ni pour le reste de l’équipe.

La résolution estime aussi que la date butoir de fin 2023 est trop courte  pour permettre une réforme du règlement concerné, et qu’il est nécessaire de laisser à Frontex le temps de mettre en œuvre l’intégralité de son mandat actuel. Or, permettre à Frontex de continuer avec les mêmes règles, c’est soutenir toutes les violations du droit européen et international que j’ai énoncé dans mon intervention. C’est inadmissible. Dans ce contexte, la France devrait plaider au Conseil pour une refonte structurelle et complète de l’agence, et non pas simplement pour repousser la date butoir. Cette tâche ne sera pas simple, notamment avec la Suède à la tête du Conseil. Mais il s’agit de respect des valeurs UE et du droit de l’UE par ses agences, la France devrait donc prendre ses responsabilités.

Enfin, je regrette que les facteurs expliquant ces mouvements migratoires ne soient pas énoncés une seule fois. Que ce soit pour fuir la guerre, la famine, un gouvernement autoritaire ou chercher de meilleures conditions de vie, les raisons sont nombreuses. Le dérèglement climatique qui touche en premier lieu les pays du Sud et dont nous Occidentaux sommes prioritairement responsables n’est pas mentionné non plus.

À la résignation qui affecte tant notre société, Mimmo Lucano et tant d’autres ont préféré l’action et la mobilisation. Au cynisme, ils ont opposé l’humanisme. Notre responsabilité, celle de Frontex, est de veiller au respect de l’État de droit et aux valeurs d’humanité et de solidarité, non d’infliger plus de douleurs encore à ceux et celles qui fuient la misère et la guerre. Nous croyons profondément en la capacité collective à faire des choix de solidarité, c’est le sens des amendements que nous, écologistes, avons déposés. Montrer l’exemple n’est pas seulement la meilleure façon de convaincre ; c’est la seule. C’est pourquoi nous avons voté contre cette résolution contre-productive.

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